AU PHARE DE KERDONIS

Article paru dans l'Illustration du 17 juin 1911

La belle histoire du phare de Kerdonis fait en ce moment le tour du monde : il faut la raconter avec simplicité et peut-être avec plus d'orgueil que d'émotion, comme si on la récitait à haute voix à des enfants, parce que c'est le plus bel hommage que nous puissions rendre aux traditions éternelles de la « doulce France ».
Le phare de Kerdonis est planté là-bas, en plein océan, dans ce dernier morceau de notre terre qu'on voit sur la carte ainsi qu'un point placé un peu trop loin de ce i qu'est la presqu'île de Quiberon. Sur la côte qui regarde le continent, Belle-Ile est presque aussi riche que Jersey, mais du côté de l'Atlantique ses falaises sont déchirées par les vagues. A la pointe nord, aux rochers des Poulains, Mme Sarah Bernhardt a rendu célèbres les fortins déclassés qu'elle habite pendant l'été. L'humble gardienne d'un phare vient d'illustrer la lande de Kerdonis, à l'extrémité opposée, à la pointe sud de l'île, que l'on visitera désormais, dès les vacances prochaines.
Sur le plateau désert et que l'océan attaque de face, de droite et de gauche, le phare commande l'entrée des Coureaux de Belle-Ile, c'est-à-dire le seul passage ouvert sur le golfe du Morbihan. Par les cinq éclats de son feu rouge, il protège les navires contre les rochers qui succèdent aux îlots de Houat et de Hoedic et s'étendent jusqu'aux récifs désarmés par le phare des Cardinaux. Son importance est considérable dans ces parages où nos morutiers de Terre-Neuve passent chaque année en rentrant en France, où les barques des pêcheurs ne cessent de tendre leurs voiles, où nos escadres de Rochefort et de Brest viennent manoeuvrer et faire leurs tirs de combat, jour et nuit.

Or, subitement, le mardi de Pâques, dans la matinée, Matelot, gardien de phare, fut pris de douleurs terribles dans le ventre, comme il nettoyait sa lanterne et réglait le mécanisme d'horlogerie qui la fait tourner en feux intermittents. Sa femme était allée accompagner sur la route du Palais, chef-lieu de l'île, leur fille aînée venue passer les journées de fête avec ses parents. Lorsqu'elle revint, vers midi, avec ses trois plus jeunes enfants, elle trouva le pauvre homme couché dans son lit, hurlant de souffrance et luttant déjà contre la mort. Si loin de tout secours humain ,elle passa l'après-midi au chevet du malade, le soignant de son mieux. Et la nuit tomba doucement et la surprit dans l'angoisse du dénouement fatal. Alors Mme Matelot quitta lentement la chambre de son mari et monta dans la petite tour du phare ; elle alluma la lanterne, déclencha le mouvement d'horlogerie et, ce devoir accompli, se hâta de redescendre auprès de l'agonisant. Celui-ci ne résistait plus à la mort et s'immobilisait pour toujours. Sa femme recevait son dernier souffle lorsque sa fillette Marie rentra peureusement dans la chambre et lui dit : « Maman, la lanterne ne tourne pas ! ».
Matelot, cédant aux douleurs trop vives du mal qui l'avait si brusquement abattu, n'avait pas eu le temps de remonter le mécanisme de la lampe. On sut cela, le lendemain. La veuve essaya vainement de régler la marche lente des roues dentées que des poids pareils à ceux d'une grosse horloge font tourner. Sans doute, dans sa douleur, elle n'avait point le calme nécessaire pour découvrir l'écrou qui arrêtait le mouvement. Cependant, il fallait que la lampe ne restât pas fixe, ne risquât pas d'être confondue avec d'autres feux, n'entraînât pas à de funestes méprises les bateaux attardés dans la nuit. Le vent s'était élevé, la mer était forte et ses lames battaient furieusement la falaise. Oubliant tout son malheur pour ne penser qu'à son devoir, Mme Matelot redescendit dans la chambre du mort et vint chercher ses deux enfants qui pleuraient au pied du lit, la petite Marie, âgée de quatorze ans, le petit Charles, âgé de treize ans ; elle leur montra  comment ils devaient lentement, avec leurs mains, faire tourner le disque sur lequel repose la lanterne. En sanglotant, effrayés par la mort et par la tempête, serrés l'un contre l'autre, les deux enfants demeurèrent ainsi toute la nuit. Au début de cette veillée terrible, ils cédèrent à la peur et appelèrent leur maman : celle-ci abandonna la toilette funèbre de son mari pour remonter au sommet de la tour rassurer les petits gardiens du feu et les encourager avec une douloureuse caresse. Enfin, le jour arriva. On put aller prévenir des voisins et le conducteur des ponts et chaussées qui consigna administrativement dans son rapport : « Matelot, gardien du phare de Kerdonis, décédé le 18 avril ; l'allumage et le service de nuit ont été assurés par la veuve et ses enfants, treize et quatorze ans. »

Et il s'en est fallu de quelques heures qu'un tel acte d'héroïsme ne demeurât complètement inconnu ! On n'a pas encore raconté cela. Après avoir dressé son rapport, le conducteur des ponts et chaussées, qui est un excellent homme, proposa à la direction des Phares et Balises d'accorder un secours à Mme veuve Matelot, et de la maintenir provisoirement à Kerdonis, avec un gardien. Le dossier suivit la longue route des bureaux et, depuis le 18 avril jusqu'au 3 juin, la mère admirable et ses adorables enfant attendirent en silence de pouvoir toucher les dix-huit jours de travail que Matelot avait gagnés en avril, c'est-à-dire la somme de 54 fr.17cent. Chaque semaine, la veuve se rendait au Palais, chez le percepteur et celui-ci était obligé de lui répondre que, les formalités n'étant pas encore remplies, il n'avait pas encore mandat de lui faire un versement. Après quarante jours d'attente, le percepteur ne put voir sans émotion et sans indignation cette héroïne en deuil reprendre, à pied, les mains vides et sans un mot de colère, la route du phare, longue de 12 kilomètres. En lui, une lutte très courte se livra entre l'homme de coeur et le fonctionnaire. Il se souvint qu'il était abonné au Figaro, se mit immédiatement à sa table de travail et écrivit à M.Gaston Calmette l'histoire du phare de Kerdonis, l'histoire « du feu tournant ». Sa lettre publiée le lendemain fut reproduite et commentée par toute la presse française, et le Figaro reçut aussitôt, sans les avoir sollicitées, de nombreuses souscriptions pour la veuve et les enfants Matelot. Ces souscriptions dépassent aujourd'hui 20.000 francs et mettent à jamais cette admirable famille à l'abri du besoin. En même temps, un groupe de députés faisait circuler à la Chambre une pétition demandant pour Mme Matelot la croix de la Légion d'honneur. Or, le surlendemain du jour où le percepteur écrivit au Figaro, les premières formalités administratives furent remplies, la veuve put toucher les appointements de son mari ; elle reçut un secours et la promesse d'être nommée prochainement à la garde d'un phare, près de Lorient. Si le percepteur de Belle-Ile avait attendu encore une visite de Mme Matelot, il n'eût pas envoyé sa lettre, et l'héroïsme de la gardienne du feu de Kerdonis serait resté ignoré, perdu dans les dossiers et les cartons, comme les barques qui sombrent dans la mer ! Nous devons donc nous réjouir de posséder aujourd'hui, en face de tous les scandales présents, un pareil exemple d'abnégation de discipline. C'est si bon, n'est-ce pas d'admirer.

J'ai l'honneur d'être chargé par le Figaro de remettre à Mme Matelot les premières sommes adressées pour elle à notre journal et je rapporte de mon voyage à Belle-Ile la plus profonde, la plus nourrissante émotion. La vue du phare de Kerdonis dans son isolement, la visite de la maisonnette, l'ascension de la petite tour et le pèlerinage, pour ainsi dire, à cette flamme qui fut veillée par la petite fille et le petit garçon m'ont fait comprendre la simplicité, la grandeur, le naturel de l'héroïsme de la famille Matelot Le phare n'est pas un de ces grands phares électriques, petites usines où la vie des gardiens est tantôt occupée par des réalités mécaniques, techniques, et tantôt occupée par la veillée romantique au sommet de leur vitrée contre laquelle les oiseaux migrateurs, attirés à 20 kilomètres au large par la projection lumineuse, viennent s'assommer dans un grand cri. C'est une simple maison basse et trapue : elle est bâtie assez haut sur la falaise pour n'avoir pas besoin d'une tour aussi pointue qu'un minaret ; elle n'a qu'une tourelle pareille au corps d'un moulin ; on monte à la chambre du feu par un petit escalier le long duquel descendent les
poids qui commandent le mécanisme de rotation de la lampe. L'étroite chambre est vitrée de verres rouges, car ce n'est pas le bec à incandescence qui fixe la couleur du feu ; il brûle simplement dans un globe aux nombreuses facettes entre-croisées de manière à produire les cinq éclats intermittents, et il tourne entraîné par un plateau denté que supporte un flotteur à mercure et qu'anime le mouvement d'horlogerie. L'espace est si restreint qu 'il faut se coller contre la muraille pour ne pas arrêter la rotation. C'est là que, toute la nuit, la petite Marie et son frère Charles tournèrent du doigt, tour à tour, ainsi que des marchands de « plaisirs », le plateau qui, pas un instant, ne doit s'arrêter. On comprend qu'ils aient eu besoin, malgré leur volonté si belle de poursuivre le devoir paternel, de retrouver de loin en loin, comme un cordial, l'encouragement de leur mère.
Mme Matelot habite encore au phare de Kerdonis. C'est une grande femme au visage d'une régularité parfaite, à l'expression calme et énergique. Elle appartient à cette grande race française de Belle-Ile, qui est fière autant que courageuse. Dans les secours inespérés qui lui sont apportés par ses admirateurs, elle ne voit que les assurances d'élever ses jeunes enfants, et d'aider les plus grands ; ils sont six. L'aîné est malade à l'hôpital maritime de Brest ; une jeune fille est « factrice », c'est-à-dire demoiselle de magasin au Palais ; le second garçon est novice sur un navire marchand ; les trois derniers sont auprès de leur mère, au phare. Pour repousser les éloges qui gênent sa simplicité, Mme Matelot, ne veut parler que du courage de ses enfants. Ce qu'elle fit elle-même, dans cette nuit terrible, lui semble absolument naturel. Depuis son enfance, elle sait les devoirs impérieux que l'on doit remplir, coûte que coûte, dans les sémaphores et dans les phares. Elle doit aussi, héritière des nobles traditions de sa race, qu'il faut se sacrifier toujours pour tenir la parole donnée. Un long isolement l'a habituée à n'attendre aucun secours des voisins, à ne compter que sur ses propres forces physiques et morales, à ne trouver que dans son coeur l'encouragement au sacrifice. Elle était la fille du veilleur du sémaphore d'Arzic : à dix-neuf ans, elle épousa Matelot et parti à l'île d'Hoedic, un îlot perdu en pleine mer où les gardiens du phare ne sont ravitaillés que tous les cinq jours pendant la belle saison, et en hiver, lorsque la tempête le permet.. Vingt ans elle habita ce rocher, élevant sa famille, soignant son mari atteint à deux reprises du scorbut, car, dans ces postes mal approvisionnés, les veilleurs dédaignent le poisson
trop facilement pêché, et ils abusent des salaisons...
Sept années de suite, Mme Matelot demeura à Hoedic sans avoir l'idée de revenir en congé, soit au continent, soit à Belle-Ile. Habituée au logement administratif des ponts et chaussées, elle redoutait de ne pouvoir trouver un abri à ses enfants, si elle abandonnait quelques jours la maison du phare. Aujourd'hui, sa seule pensée est d'être prochainement appelée au poste de Kermorvan, près de Lorient, qui peut être tenu par une femme seule. Elle continuera ses rondes nocturnes, cette surveillance régulière du feu : c'est la seule récompense qu'elle attende de ses chefs...
Cette modestie, cette résignation à une existence de veille et d'isolement ne signifie pas que Mme Matelot ne s'et pas rendu compte de l'héroïsme qu'elle dépensait pour garder la flamme du phare de Kerdonis. Malgré sa simplicité et sa discrétion, elle regarde avec une franchise magnifique les visiteurs qui lui offrent leurs félicitations et, d'une longue inclinaison de tête, elle approuve leur hommage. Mais, aussitôt, par mille détails, elle s'efforce de leur expliquer combien son sacrifice fut naturel. Et c'est là le plus bel exemple qu'elle offre : celui d'une conscience absolument logique et précise de son devoir, du devoir. Elle a accepté une tâche, elle l'accomplit. On a eu confiance en elle : elle justifiera cette confiance. Au moment de se sacrifier, elle ne va pas penser au salaire si médiocre qui rétribue sa réclusion, qui l'indemnise de sa fatigue ; non, elle ne pense qu'à sa responsabilité. Là-bas, sur l'océan, des marins attendent que le phare les guide sur l'unique chemin du port. Elle allume la flamme qu'ils espéraient et les deux enfants veilleront cette flamme toute la nuit pour que d'autres enfants ne soient pas orphelins.
Et cet héroïsme d'obéissance à la consigne nous émeut justement beaucoup plus que la bravoure des soldats. L'héroïsme de ceux qui combattent contre des forces humaines ou des forces naturelles est basée sur un défi, sur l'instinct profond d'employer notre vie à combattre la mort ; mais l'héroïsme de Mme Matelot et de ses enfants est d'une qualité bien plus haute. Il n'est guidé, il n'est soutenu que par le sacrifice silencieux et invisible des sentiments les plus intimes que l'on puisse éprouver. Ces pauvres gens en deuil, abandonnés sur la lande, ont compris qu'ils collaboraient à la marche du monde entier et c'est pour cela qu'ils ont gardé vivante au sommet de la tour la flamme rouge comme un coeur.

Régis Gignoux

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