UNE SOIREE A LA ROCHE-DOUVRE
2ème partie
Jean Carol - L'ILLUSTRATION DU 16 DECEMBRE 1899
- Nous allons coucher ici, dit Le Harvaisier avec humeur. Mon cher, pour naviguer en Manche par la brume, il faut y être forcé. - Soit! N'ayant pas eu encore l'occasion de passer une nuit sur un écueil en pleine mer, je ne suis pas fâché de saisir celle-ci. Le Harvaisier ne partageait pas mon enthousiasme. - C'est ennuyeux, murmura-t-il : j'étais attendu pour dîner à Paimpol... - N'y a-t-il pas moyen de dîner à la Roche-Douvre ? demandai-je égoïstement. - Si. Avec les provisions du bord. Je vais les envoyer chercher avant que la brume ne gagne.. La cloche était solidement amarrée pour que le vent ne la mit pas en branle. Nous en fîmes jouer le battant. Un des gardiens, occupé à l'opération difficile d'empoigner un congre dans une réserve à poisson bien installée à fleur de roc, leva la tète. Mon ami lui fit signe. Peu après, le marin venait nous joindre sur notre belvédère, et redescendait, avec les instructions de M. le conducteur. Celui-ci, ayant pris son parti, déclara tout à coup qu'il faisait froid, et m'emmena dans la chambre du fanal où des milliers de prismes flambaient déjà sous le rayonnement des foyers en cercle. Là, je lui renouvelai ma question sur le cas du gardien qu'il avait puni.
|
||
-- Oh! lit-il, Loïc Le Guihenneuc est un drôle de corps. Imagineriez-vous que vous avez en lui un confrère? Oui, mon cher, ce b...-là, qui a d'ailleurs mangé, ou plutôt bu, son petit avoir jusqu'au dernier sou, possède quelque teinture de lettres. Il a rimé, ou à peu près, force légendes bretonnes, et il n'a pas son pareil pour narrer des contes qu'il invente lui-même avec une imagination dont la plupart des vrais lettrés seraient jaloux. - Et il est gardien de phare ? - Il est devenu gardien de phare. - Voilà donc où mène la littérature?... - Non, mais l'ivrognerie. Comme type de déclassé, je vous recommande Le Guihenneuc.
|
||
- Vous avez des ivrognes dans vos équipes! Et c'est à ces gens-là que vous confiez la sécurité de la navigation? - Minute! Loïc est un gars précieux. C'est la première fois que je le trouve en faute. Il s'est soûlé avant-hier avec le contenu d'une épave (figurez-vous, une gourde pleine de schnick que la mer avait rejetée sur l'îlot!). Je l'ai traité sévèrement, comme un bon sujet qu'on tient à garder. Ce rude métier, qu'il a choisi par désespoir, par honte de lui-même, ce rude métier, eh ! bien, il en a l'amour ! Vous savez que les gardiens de phare se remplacent par périodes : il est le seul qui n'ait pas voulu se laisser relever ; il se déclare enchanté de son sort et se promet de vieillir ici. Il vint s'offrir, voilà bientôt trois ans. L'administration l'envoya d'abord promener, mais il insista si étrangement qu'on finit par le prendre. Dame ! cette « carrière » n'est pas féconde en vocations... Jusqu'à présent nous n'avons eu qu'à nous louer de lui. Il a fallu cette circonstance!.. - Elle est des plus atténuantes. La vraie coupable, c'est la mer. Victor Hugo vous dirait que le gouffre a des espiègleries qu'on ne peut prévoir. En quoi consiste la punition que vous avez infligée à ce pauvre diable? - Un mois de retenue de son traitement. - Je vous demande grâce pour un confrère.
|
||
Le Harvaisier sourit. - Tout ce que je peux faire en votre honneur, c'est de réduire la retenue à quinze jours... - Et de permettre à Loïc de venir, après le dîner, nous régaler d'un conte de son cru -
Oh! oh! ceci tourne à la récompense... Enfin, soit !
Les gaufrettes anglaises qu'on croque en fumant des cigares et en sirotant les petits verres de tafia prolongèrent jusqu'au delà de minuit un dîner principalement composé de viandes en boîte et de tourteaux. J'en ai fait de plus succulents, non de meilleurs. Et puis, l'impression d'un repas n'est pas toute dans ce que l'on mange. Oh! le souvenir de cette mer immobile, mauvaise, masquée de ténèbres, et muette formidablement, qui entourait, l'isolant du reste du monde, notre cabinet particulier! A partir de six heures, la sonnerie d'alarme ne cessa de tinter en haut de notre clocher de fer, -je n'ose plus dire flambeau, - tandis que le Fresnel, pour signaler son mouillage, époumonait sa sirène. C'était lugubre. De temps en temps, angoissé par ce glas ininterrompu, énervé par l'aigre clameur du steamboat, j'allais tirer quelques bouffées de cigare sur la terrasse. Un léger clapotis indiquait que le flot montait, que bientôt tout le caillou serait recouvert. Par instants, j'entendais près de moi comme la chute d'un petit corps qui palpitait. C'était une mauve, un courlis, un de ces oiseaux prisonniers de la brume qu'on voit tournoyer éperdument autour de la lanterne et venir se briser le front contre les glaces. Après des nuits pareilles, leurs cadavres jonchent l'écueil. D'autres fois, par un coup de mer dont l'idée seule vous donne la petite mort, des milliers de poulpes vivants s'abattent soudain sur l'îlot. Et ils ne sont que six hommes pour tenir tête à la répugnante invasion! J'avais retrouvé Loïc sur la terrasse, où il se tint en observation tout le temps que dura la brume, adossé au blindage du phare, les mains aux poches, sa maigre poitrine se creusant sous le tricot de laine, ses grands yeux ayant d'étranges reluisances dans la nue rouge qui nous enveloppait. Tout d'abord il s'était acquitté envers moi de son devoir de gratitude, et, convenablement, sans paraître y ajouter trop de prix, m'avait remercié du résultat de mon intercession. Nous causâmes. Dans une langue colorée, avec des images plaisantes, il me dépeignit les labeurs de sa vie insulaire. Il les voyait en poète, les accomplissait en vrai marin. Maigre, nerveux, le sang brûlé mais le poumon solide, Loïc était un gars d'attaque, capable d'en remontrer à tel compagnon ayant plus que lui la physionomie du métier. Il m'intriguait beaucoup. Cet homme-là n'avait ni les allures, ni la tête d'un ivrogne professionnel. Le peu que je savais de lui me faisait souhaiter d'en apprendre davantage. Quitte à me heurter contre une défiance ou contre une pudeur, je profitai d'une de mes factions sur la terrasse pour l'interroger. - Il parait, Loïc, que vous vous êtes condamné volontairement à cette existence de crabe pour vous préserver d'une mauvaise habitude?... - Possible, murmura-t-il. - Ce n'est pas là une résolution vulgaire. Mais comment diable un garçon tel que vous... Il acheva ma question, scandant ses mots d'un rire sec. - ... En était-il venu à boire?... Monsieur, beaucoup de gens m'ont demandé ça. Mais comme, si je leur avais dit la vérité vraie, personne n'aurait voulu me croire, j'ai toujours préféré ne pas m'expliquer. « Quand on prétend que j'ai bu les quarante mille francs que mon pauvre père m'avait laissés, on exagère de plus des trois quarts, attendu qu'il ne m'en restait pas dix mille lorsque je commençai à boire. D'abord je fis la noce avec des drôlesses, mais je ne buvais pas. J'aimais mieux l'eau salée que l'eau-de-vie. Je suis fils de marin, et je ne sais pourquoi mon père n'a pas voulu me laisser endosser le cirage, comme les autres... Ce fut un malheur, car j'avais la mer dans le sang. Si bien qu'à vingt-cinq ans, en sortant de chez le notaire qui venait de me compter les écus du vieux, je courus acheter un joli yacht d'occasion, demi-ponté, gréé en sloop. Je l'armai en pêche. Un capitaine au cabotage retraité, un matelot et un gamin formèrent mon équipage. Au fond, c'était de balades continuelles et non de pêche qu'il retournait. Un prétexte, la pêche ! Je sortais quasi tous les jours, voire par des temps de chien, et, pendant environ trois ans, vous pouvez me croire, on vécut joyeusement à mon bord, où j'emmenais toutes les coquines de Paimpol. Vous ai-je dit que nous étions de Paimpol ?
|
||
« Un jour, donc, qu'au café du Port je
plaisantais cruellement la fille du patron, une nommée Francine, courtisée
par beaucoup de jeunes gens de chez nous à cause de sa jolie figure, de
ses écus, de ses qualités ménagères et peut-être de son esprit, car
elle n'était point sotte, ni même ignorante. !.. Cependant, elle
refusait tous les amoureux, d'un seul mot, sans explication, au grand désespoir
de son père. - «Francine, lui disais-je, tu veux donc coiffer sainte
Catherine? Tu la coifferas, ma fille, tu la coifferas. Le prince que tu
attends est capable de ne pas venir à Paimpol.» Alors, elle me rabrouait
d'un air maussade, et je ne voyais pas - imbécile! - le reproche,
l'infinie douleur de ses yeux... Elle en vint à être avec moi aussi désagréable
que je l'étais avec elle. De sorte que je ne me plaignais pas - au
contraire! - lorsque je m'aperçus qu'elle avait pris l'habitude de
disparaître dès que j'entrais au café...
« Un jour, elle devint invisible pour les autres clients comme pour moi. Francine était malade. Quelle maladie? On ne savait pas. Une langueur, disait le médecin. Et cela dura bien près de deux ans. Elle mourut. Toute la ville voulut l'accompagner au cimetière. Moi, j'avais fait comme les autres, j'étais venu. Lorsque les parents m'aperçurent dans la maison, leur visage se décomposa. Blême, le père marcha sur moi, m'attira dans un coin de la salle et me dit :-« Toi, va-t'en! ta place n'est pas ici. Retourne à ton bord, avec tes gueuses. C'est à cause de toi que ma fille est morte. » J'appris ensuite qu'à son dernier jour, dans le délire, Francine m'avait appelé plusieurs fois, révélant aux témoins de son agonie le secret qui l'avait tuée... » « Moi, je sentis aussitôt le besoin de changer ma façon de vivre. Je rompis tout commerce avec les coquines, je bazardai mon yacht dont on peut dire dans les deux sens qu'il a tiré de fameuses bordées... et je me mis en quête de savoir si quelque honnête et brave fille voudrait faire avec moi le chemin de joie et de peine qui s'appelle la vie... Mon Dieu, j'en rencontrai plus d'une. Mais voilà qu'entre elles et moi se dressait aussitôt le fantôme de Francine. Je dis bien son fantôme : je la voyais !.. |
|
|
La morte sortait de sa tomba pour me dire : « J'étais celle que tu cherches trop tard ; tu ne me retrouveras pas. » « Et, voyez-vous, Monsieur, fausse ou vraie, cette idée que je ne la retrouverais pas s'enfonça dans ma cervelle. Je ne sais pas si le remords d'avoir tué cette pauvre enfant n'y déposa pas un grain de folie. Toujours est-il que j'avais beau vouloir chasser Francine de ma pensée, elle me poursuivait comme une apparition dans une lande... « Alors, je cessai de la fuir. Avec le courage qu'il faut pour se retourner vers les apparitions, je me retournai vers elle. « Prends-moi donc ! » Et ce fut bientôt un autre tourment... Oui, Monsieur, comme si elle eût été vivante, je me mis à rendre à Francine tout l'amour dont elle était morte. Oui, cette femme qui dormait sous les ifs du cimetière de Paimpol, je peux dire que pendant longtemps ma passion l'a ressuscitée, que je l'ai tenue en mes bras, que par des millions de baisers j'ai bu son âme. Évocation sacrilège, soit ! Que voulez-vous, c'était de l'amour, et il n'y en a pas de deux sortes .. » La brume commençait à se dissiper. Elle se trouait çà et là. Par les trous on apercevait des étoiles. Derrière le rideau funèbre, il y avait un de ces firmaments d'hiver où le ciel prodigue ses plus beaux astres, phares de l'océan sans fin, lumières des profondeurs calmes, à travers lesquelles on aime à se figurer que naviguent, bercées doucement, les âmes des amoureuses mortes... - Ça se décroche, murmura Loïc. Tant mieux! Pourvu qu'il n'y ait pas eu des malheurs !... Vous ne savez pas ça, vous : la brume cause plus de malheurs que la tempête. Avec le vent, qu'est-ce qu'on risque? De danser plus haut que la jambe. Une fois sur mille, d'être démâté, d'aller à la côte. On s'en tire toujours, peu ou prou. Tandis qu'avec la brume, il y a les Anglais. - Les Anglais?... |
||
- Eh! oui, parbleu! les Anglais, c'est-à-dire les abordages. Vous marchez avec précaution, n'est-ce pas? Vous pensez à votre salut et à celui du prochain. Vous vous dites que dans un commun danger tous les hommes sont frères. Crac! Un vapeur vous prend par le travers, vous éventre, vous coule, et file, muet, sans se retourner. Il n'y a pas d'erreur, allez, vos assassins sont des Anglais. Ces brigands-là, ça se comporte dans l'eau salée comme des brochets dans l'eau douce. Revenant tout à coup à son histoire, Loïc eut un geste vague. - Et vous comprenez bien, dit-il, comment je me procurais cette illusion de bonheur : je buvais. Non pas assez pour m'abrutir, mais juste ce qu'il fallait pour m'amener au point où commençait mon étrange rêve... Seulement on ne peut pas toujours être gris; et lorsque mon ivresse se trouait, comme ce brouillard, alors c'était atroce... Si bien qu'un jour j’ai voulu en finir, préférant l'ininterruption de mon deuil à ces épouvantables retours du songe à la réalité... Alors, entre moi et la tentation, j'ai mis le large... toute cette eau... Maintenant c'est réglé, je ne boirai plus. - Excepté les jours où la mer vous fera des politesses?... - Non, affirma-t-il avec vivacité, je ne boirai plus. Cette bouteille d'avant-hier... pouah! Je n'y ai trouvé qu'une soûlerie imbécile et obscène. Il conclut, après un silence : - Voyez-vous, Monsieur, le fantôme de Francine est mort. Les amours d'outre-tombe finissent comme les autres... Elles s'usent. On se lasse de tout. C'est ce qui me fait craindre d'aller au ciel. On se fait à tout... même à la pensée d'avoir bêtement raté sa vie. J'allais donner à Loïc mon opinion sur cette philosophie désespérante, lorsque je me sentis amicalement secoué par l'épaule. - Ah! çà, me dit Le Harvaisier, vous me faussez compagnie pour rêver à la brume?... - Je ne rêve pas. - Que faites-vous donc ? - Je me rappelle... Vous savez bien qu'on se retrouve sur ce magique îlot sans jamais y être venu... - Poète! gémit Le Harvaisier. Tenez, voilà votre patrie qui se débarbouille. - Ma patrie?... - Oui, le firmament. C'est là, pour tout de bon, que votre âme se retrouvera chez elle quand elle aura pris congé de votre guenille. - Vous me croyez plus éthéré que je ne suis, mon cher. Les déchirures, dans le brouillard, s'élargissaient. Maintenant, on distinguait les feux du Fresnel. La sirène ralentissait ses sanglots, et la cloche du phare ne sonnait plus que par intervalles... Le Harvaisier dit : - Rentrons, voulez-vous? En attendant le nettoyage complet qui vous promet un joli coup d'oeil, Loïc pourrait venir nous dire son conte. Il est minuit, l'heure favorite des gens d'imagination. La tradition qui veut qu'un conte de fées soit narré dans la salle basse du manoir familial, autour de l'âtre où flambent de grosses bûches, va se trouver ici en défaut. Nous sommes dans un milieu terriblement moderne, au sein d'une de ces chefs-d'oeuvre de laideur utile que le génie industriel est seul capable de concevoir. La chambre où nous avons dîné ressemble à la soute d'un navire : on se heurte contre des arcs de charpente qui forment l'ossature de l'édifice, les cloisons sont obliques, l'une d'elles fait ventre, - c'est un panneau de l'extérieur vu à l'envers. Cette bizarre configuration résulte, parait-il, d'un savant calcul de poussées qui est sa seule excuse. Par surcroît, il règne là-dedans une odeur invétérée d'huile rance contre laquelle nos cigares luttent vainement. Mais telle est la magie de la mer, qu'elle poétise tout ce qu'elle touche, et qu'en dépit d'un cadre si prosaïque en soi, le conte de Loïc, imité des vieilles légendes, ne sembla pas dépaysé. Je le transcris à peu près tel que son auteur nous le débita. Peut-être vais-je le gâter en le saupoudrant de littérature... Vous l'époussetterez. J'oubliais de vous dire que Loïc avait pour auditoire, outre mon ami et moi, deux de ses compagnons d'équipe, deux larges gars aux faces de phoques, aux gros yeux bons et naïfs. Je pensai : « Ils remplaceront les enfants. » - On t'écoute, fit Le Harvaisier.
|
||
Et Loïc commença : « Il y avait autrefois un pays qui tenait presque toute la place occupée aujourd'hui par la mer, entre l'Angleterre et la Bretagne, et sur ce pays régnaient un roi et une reine qui étaient très malheureux. « En secret, chacun à part soi, ils maudissaient leur destinée. « Etait-ce qu'ils n'eussent point d'enfant? Non, car la Providence, soucieuse de conserver une lignée de monarques bons et justes, leur avait donné la joie de se voir revivre en la personne d'un héritier qui passait pour un prince accompli. « Cependant le roi et la reine étaient fort malheureux. Mais leur disgrâce venait d'une cause toute personnelle. Bien qu'ils fussent, chacun de son côté, ornés de vertus sans nombre, et qu'ils se vissent obligés de professer l'un pour l'autre la plus rare estime, ils ne pouvaient pas se souffrir. Certainement ils étaient nés sous des constellations très différentes, s'il est vrai que la diversité des caractères tient à la révolution du zodiaque. « Lorsque le roi goûtait une lecture, la reine bâillait, et lorsque la lectrice exerçait son talent sur un livre que le roi jugeait insipide, la reine se pâmait d'aise. Un nouveau personnage était-il présenté à la Cour, celui-ci infailliblement, produisait deux impressions contraires : s'il plaisait à la reine, le roi le trouvait ridicule; et si le roi lui faisait bon accueil, la reine le recevait avec une froideur marquée. A la table royale, même inharmonie : tel mets déclaré succulent par le roi était qualifié d'exécrable par la reine, et de tel autre que la reine dégustait avec délices, le roi disait à l'écuyer-tranchant : « Remportez-moi ça au plus tôt. » Il en était ainsi de tout, voire à propos de la couleur du temps. Et cette opposition de goûts, qui rend intolérable la chaîne de la vie à deux, -même chez les rois - tout au moins chez les rois d'un conte - ne s'arrêtait pas aux petites choses : elle se manifestait cruellement dans les circonstances où l'échange complet des âmes est nécessaire pour idéaliser l'union des corps. Bref', quoique riches l'un et l'autre d'un trésor d'amour qu'ils eussent bien volontiers partagé, lui avec la femme de ses rêves, elle avec l’homme selon ses voeux, ils ne s'aimaient pas, étant mal assortis. Mais ils supportaient héroïquement leur infortune, sans faillir au devoir moral, sachant combien l'exemple est pernicieux quand il vient de haut.
|
||
Ce qu'il y avait de vraiment extraordinaire dans le cas de ces tristes époux, c'est qu'ils s'étaient choisis et mariés sous la garantie du présage le plus rassurant. Et d'abord, il importe de vous dire que le roi était né avec un signe sur la nuque : - un signe en duvet brun ayant la forme d'une hermine, mais de cette hermine qui ressemble à un élégant insecte et qui tache si joliment la fourrure des blasons bretons. Quand il fut en âge de prendre femme, il résolut d'épouser, non celle qui jetterait le plus d'éclat sur son trône, mais celle qui lui promettrait le plus de joie pour son foyer. « Il rêvait tout en chassant la bête fauve dans les forêts proches de la mer, et, plus d'une fois, sa préoccupation lui fit commettre des maladresses. Un jour, son épieu dévia au moment où il croyait abattre un sanglier forcé par les chiens. L'animal se rua sur lui et la lutte fut chaude. Pourtant le prince eut raison du sanglier avec son couteau ; mais, après la victoire, il défaillit, perdant par ses blessures des flots d'un sang couleur d'azur. Les gentilshommes qui l'accompagnaient le transportèrent à la lisière de la forêt, auprès d'une fontaine dont, par bonheur, l'eau guérissait toutes les plaies depuis que la sainte Vierge était apparue non loin de là. Vous pensez bien que le prodige ne se fit pas attendre, et qu'à peine en contact avec le miraculeux vulnéraire, le prince se trouva frais et dispos comme si rien ne se fût passé. Dévotement, sur l'heure, il récita son action de grâce et donna quelques pièces d'or au vieillard qui gardait la fontaine. Ce vieillard était sorcier. Non un sorcier cousin du diable, comme ceux qu'on rencontre au delà des pays de Bretagne, mais un sorcier breton, c'est-à-dire bon catholique. « - Merci, gentil sire, dit le vieillard. Je vous souhaite, pour récompense, d'épouser celle de vos sujettes que le ciel vous a destinée. « - Brave homme, si le ciel l'a déjà choisie, sa volonté s'accomplira, et ton voeu est bien superflu. « - Nenni, gentil sire. Il faut aider le ciel et vous mettre à chercher vous-même la femme qu'il a créée tout exprès pour vous. « - A quoi donc la reconnaîtrais-je ? « - Sous le flot d'or de sa chevelure, à la naissance du col, un signe eu duvet brun, ayant la larme d'une mouche d'hermine, se trouve justement placé, comme sur votre nuque, gentil sire. « - Sainte Vierge ! s'écria le prince, ce nouveau miracle est plus doux que celui de ma guérison. Enseigne-moi, vieillard, où demeure cette jeune fille, pour que j'aille aussitôt mettre ma couronne à ses pieds. « - Hélas ! voilà bien ce que j'ignore, gentil sire. Je vous ai dit tout ce que je savais... Le désappointement du prince ne dura guère. « - Parbleu! dit-il, cette difficulté ne saurait arrêter un roi. Et, sur-le-champ, il donna un ordre à ses gentilshommes. Dès l’aube, le lendemain, cent hérauts d'armes, vêtus de satin blanc, coiffés de plumes blanches, montés sur des chevaux blancs richement caparaçonnés, seraient lancés dans toutes les directions du royaume. A travers villes, bourgades et villages, ils convoqueraient la population au son d'un olifant d'ivoire retenu à leur manche par des lacs de fleurs d'oranger. Et le prince, l'âme agitée des plus doux espoirs, se remit en route pour sa capitale. Et comme, à l'heure trouble du crépuscule, lui et sa suite pensaient s'être égarés, il demanda son chemin à une pauvre bergère qui paissait quatre ou cinq moutons dans une pâture chétive. Et, pour reconnaître son service, le roi voulut, comme au sorcier de la fontaine, lui donner quelques pièces d'or. Mais la bergère refusa ce présent. « - Sais-tu bien à qui tu refuses? dit le roi. « - Je le devine, gentil sire, répondit la pauvre bergère qui, sous ses haillons, avait frissonné en regardant le jeune prince, et dont le pur visage, encadré d’une chevelure couleur des blés, se teignit tout à tour de la pourpre des roses et de la neige des lys. Cependant, je refuse votre or, ajouta-t-elle. « - Le roi lui dit : « - A ton aise, ma fille. Je ne veux point t'imposer, ce qui t'humilie. Puis, en s'éloignant, à ses gentilshommes : «- Parbleu! cette petite rustre n'est pas laide ; mais où diable la fierté se va-t-elle nicher! ... Or, le soir de ce même jour, il y avait un grand bal au palais. Le roi, qu'on n'avait jamais vu de si belle humeur, dansa force menuets, rigodons, gavottes et pavanes. Soudain il manqua s'évanouir encore, mais de joie, car il venait d'apercevoir, sur la nuque de sa danseuse, un petit signe en duvet brun ayant la forme d'une mouche d'hermine. C'était Elle!... Par surcroît, fort jolie, fille de l’artiste le plus célèbre. Vous pensez si le prince fut prompt à se déclarer. Eh! bien, non, ce n'était pas Elle!... A peine marié, le pauvre roi commença la triste expérience qui devait durer si longtemps et qui, pas un jour, ne se démentit. Fiez-vous donc aux oracles ! dit-il un jour à l'astrologue de la cour, dont il faisait quand même son confident. - Sire, prononça l'astrologue, un oracle ne peut mentir. Hier, sur l'auguste nuque de la Reine, j’ai remarqué le signe fatidique, et j'ai constaté qu'il n'était pas en tout pareil au vôtre. Il s'en faut d'une différence qui seule suffirait à expliquer l'absolue disparité de vos caractères. – Eh ! mon Dieu, qu’est-ce donc ? - Votre Majesté porte sa moustache d'hermine la tête en haut, comme celles de son écusson ; tandis que chez la Reine la tête est par en bas. Ici, hermine ; là, contre-hermine. Les héraldistes vous diront que cela ne va pas ensemble. - C'est vrai, gémit le roi ; je n'avais pas pris garde à ce détail. » Mais pour savoir la cause de son malheur cesse-t-on d'être malheureux ? Sous ce rapport, il faut bien le dire, le mari n'avait rien à envier à la femme. Egalement à plaindre tous les deux, ils essayèrent de se faire des concessions réciproques, mais, par ce système, ne réussirent qu'à se rendre l'existence plus odieuse. – « Le ciel est bleu, opinait le roi. - Il est certainement jaune, déclarait la reine. - Pour nous entendre, admettons qu'il soit vert. -Je le veux bien ainsi. » Et ce double mensonge pesait à leurs âmes droites. Après quarante années, la reine trépassa. Le roi, très dignement, porta son deuil. Mais une fois les vêtements violets rentrés dans les coffres, il donna libre essor à une idée qu'il cachait depuis longtemps derrière sa tête : « Je ne suis plus qu'un vieillard, se dit-il, mais n'importe ! Si Elle vit encore, je veux au moins La connaître, je veux La voir, Lui parler ! Et la chevauchée fut lancée des sonneurs d'olifant qui avaient failli partir quarante ans plus tôt : et, sauf les lacs de fleurs d'oranger, qu'il remplaça par des lacs de violettes, le prince ne voulut rien changer à leur nuptiale livrée. Pendant la durée de six lunes les échos du royaume retentirent de l'appel du roi. Et ce fut par un soir d'hiver, comme l'île était toute couverte de neige, que les hérauts remmenèrent au palais une vieille femme très misérablement vêtue. « -Qui es-tu ? demanda le roi. « - Gentil sire, je suis celle à qui tu ordonnes de se rendre dans ton palais. |
||
Relevant alors les beaux cheveux blancs qui formaient sa seule parure, elle montra au prince, sur sa nuque ridée, une mouche d'hermine exactement posée comme celle du blason royal, c'est-à-dire portant en haut sa tête au triple lobe. « - Hélas ! c'est toi, fit le pauvre monarque. « - Monseigneur, dit la vieille femme, je vous ai vu il y a quarante ans. Je gardais quatre ou cinq moutons dans une pâture chétive. Je vous indiquai votre chemin. Et vous étiez si beau que, depuis ce jour-là, j'ai passé toute ma vie à prier pour vous.
« - Hélas ! répliqua le prince, tu étais le Bonheur, et tu me laissas prendre le chemin qui m'en éloignait. » N'allez point croire que le roi permit a la pauvre bergère de s'en retourner à ses champs. Il la garda auprès de lui, l’habilla de brocart, la fit instruire ; et, comme elle était aussi intelligente que docile, comme sous les frimas de ses soixante ans elle avait le coeur le plus large et le plus tendre qui jamais palpita dans une poitrine de vierge, elle étonna ses maîtres, devinant plutôt qu'apprenant tout ce que les savants lui enseignaient. Alors le prince en fit sa femme, et ce fut même la première fois qu'un roi épousa une bergère. Ils vécurent dix ans ensemble, mélancoliques, néanmoins heureux d'être à côté l'un de l'autre, de sentir, de penser, de rêver à l'unisson de leur âmes jumelles trop tard associées. Las ! ce n'était plus de l'amour, mais c'était un commerce infiniment plus doux que l'amitié. Ils s'asseyaient sur les terrasses du palais et se réchauffaient au soleil en devisant des choses de l'Etat. Mais de temps en temps ils se regardaient, ayant encore dans leurs yeux quelque lueur de la flamme immortelle qui survit aux glaces du corps, et tous les soirs, avant de se retirer dans leurs chambres, ils se baisaient la main avec émotion. « Chaque année, pour l'anniversaire de leur union trop tardive, aux approches des fêtes de Noël, ils adressaient à l'Enfant-Jésus une prière, qu'ils avaient composée ensemble. Enfant-Jésus, disait cette prière, toi
qui viens pour montrer aux hommes la loi de justice et d'amour, Enfant-Jésus,
fils de Celui qui nous dispense le pain quotidien, fais pour les créatures
quelque chose de plus que ton divin Père. Daigne permettre que, désormais
- à l'heure où nos coeurs s'ouvrent comme, au printemps, le coeur des
roses - chacun de nous rencontre en son chemin et reconnaisse tout d'abord
celui ou celle à qui, dit-on, Dieu donna l'âme soeur de la nôtre. De
tous les biens qui nous sont permis, c'est le plus rare, et c'est le seul
que les pauvres mortels soient unanimes à désirer. Tu nous entendras
dire, Petit-Jésus, que la gloire est une fumée, que la puissance est un
fardeau, que la richesse ne fait pas le bonheur. Au contraire, nous
n'avons qu'une voix pour proclamer que l'harmonie dans l'amour est le véritable
idéal humain. Puisque par Toi doit être rachetée la faute de notre
premier père, en attendant les éternelles joies du ciel, rends-nous le
paradis terrestre. Prends en pitié notre rivage de détresse où les âmes
dépareillées, triste foule, ressemblent à des naufragés qui se
cherchent et s'appellent vainement dans la nuit. Par la miséricorde,
Enfant-Jésus, guide la compagne vers le compagnon qu'il lui faut, guide
l'amant vers l'amante d'élite. Ne nous laisse pas tomber dans les pièges
de l'apparence, et délivre-nous de l'erreur. Ainsi soit-il! |
||
Le vieux roi et la vieille reine s'éteignirent ensemble. Après leur mort, la fontaine miraculeuse continua de guérir les blessés ; mais le miracle d'universel bonheur demandé à l'Enfant-Jésus ne se réalisa jamais. Et ce pays lui-même, ce pays où toutes les classes de la population vivaient en bonne harmonie, où les lois étaient équitables, où l'ordre social répondait aux instincts de la conscience, où il n'y avait ni des savants destructeurs d'hommes, ni des philosophes destructeurs de croyances, ce pays relativement heureux disparut un jour de la surface du monde. Il fut englouti par la mer. Le rocher sur lequel nous sommes, c'est le sommet de la plus haute montagne qu'il y avait dans l’île. Mais, des fois, quand les flots se creusent profond, on aperçoit le faîte d'une tour, le donjon du palais du roi; et, parmi les nuages, on voit passer une livide chevauchée de hérauts tirant de leurs olifants une sonnerie qui se perd dans les rires de la tempête. « - Voilà mon conte, dit Loïc. Comment le trouvez-vous ? « - Bien imaginé, déclara Le Harvaisier. Votre avis, cher touriste? Je répondis : « -Pareil au vôtre. Toutefois, ce conte de fées n'est pas à l'usage des enfants. Et la preuve, tenez... Je désignai les deux camarades de Loïc. Depuis le milieu du récit, ils dormaient debout. Le Harvaisier convint que, par instants, il avait été ému, mais qu'il n'aurait su dire pourquoi. « - C'est que vous n'êtes pas du métier. N'est-ce pas, Loïc? Pauvre Loïc! Il me regarda gentiment, et s'il ne put pas lire dans ma pensée, du moins vit-il que j'avais bien compris la sienne. Cependant la cloche d'alarme s'était tue, et l'on n'entendait plus que le calme et sourd déferlage du flot sur le rocher. « - Sortons, dis-je à mon ami. Quel spectacle!... Sur le pont d'un navire l'émotion n'est plus la même. Pour en trouver l'équivalent il faudrait aller en radeau. Et encore le radeau bouge... Ciel et eau... Immobile entre les deux gouffres, vous êtes un point isolé, unique... Quelque chose comme le seul survivant d'un déluge, comme le dernier témoin d'une humanité... Dans l'azur givré de la nuit, des milliers d'étoiles brillaient, et leur rayonnement descendait sur la mer comme une rosée; de lumière... « - Si le coeur vous en dit, voulez-vous partir à présent ? proposa Le Harvaisier. Tout vaut mieux que de coucher ici, je vous préviens. Le violon est plus confortable. « - Mon cher ami, comme il vous plaira. Le touriste de la Roche-Douvre, eut le plaisir de terminer son excursion par une promenade en mer sous cette nuit splendide et glaciale. Volupté rare, recommandée aux Parisiens qui commettent la sottise de n'aimer la mer que pendant l'été. Il se souvient d'être resté tout le temps sur la dunette, malgré le froid. Peut-être avait-il besoin d'extravaser dans l'énorme sérénité des choses, dans la joie immense de se sentir vivre, la pauvre petite mélancolie qu'il avait emportée de son passage sur ce rocher perdu. -->Article signé Jean Carol - L'ILLUSTRATION DU 16 DECEMBRE 1899
|