Le prodigieux travail de construction d'un phare en mer

Article paru dans l'Illustration numéro 4332 du 13 mars 1926

Rédigé sous la plume de Raymond Lestonnat

 

Le vent qui ne cesse de souffler en tempête sur nos côtes, en soulevant des vagues énormes, empêche la relève régulière du personnel des phares isolés en mer. A ce sujet, nous avons publié récemment un article sur la délivrance mouvementée des gardiens du phare d'Armen, emprisonnés dans leur tour depuis plusieurs semaines : pareil fait vient de se produire au phare de la Vieille, bâti sur une roche dans le raz de Sein, plus émouvant encore, car les deux gardiens étaient de grands blessés de guerre, que l'on ne s'attendait certes pas à trouver dans un poste aussi périlleux, exigeant des hommes alertes et vigoureux. Ces braves gens ont été recueillis sans accident, heureusement, en profitant d'une courte embellie.

Ces incidents ont appris au public combien la surveillance de l'éclairage des côtes exige d'attention et d'abnégation de la part du personnel. Mais ce que l'on sait moins, c'est la volonté tenace qu'il faut pour construire un phare au large de la côte. Parmi ceux-ci, il en est un, celui de la Jument, qui s'élève à la pointe Sud Ouest des dangers d'Ouessant, que l'on cite comme exemple.

C'était l'oeuvre titanesque que tenter d'érection d'un grand phare gardé sur le rocher de la Jument, parce que la partie émergeante à basse mer était très réduite et qu'une crevasse toujours immergée venait encore compliquer le travail. L' ingénieur Heurté eut cette audace. Il termina l' ouvrage en 1910, après avoir, pendant dix ans, guetté, sans se lasser jamais, les moments d'accalmie qui lui permettaient de travailler quelques heures, parfois quelques instants seulement.

Etat des travaux de soubassement du phare de la Jument, à basse mer, le 22 septembre 1906.

Pour rattacher la maçonnerie au rocher, on employa des barres d'acier de 30 millimètres de diamètre au nombre de deux environ par mètre carré de fondation ; l'armature des maçonneries fut renforcée au moyen de barres d'acier très nombreuses, d'un mètre de longueur, afin de relier entre elles les diverses masses et d'en augmenter la cohésion.

Les travaux en juin 1907 : la mer monte et brise sur l'enrochement

Or, en 1911, il y eut dans la Finistère de violentes tempêtes, particulièrement les 21 et 23 décembre. La Jument allait subir pour son entrée en service un formidable essai de résistance. La mer était énorme, le vent de suroît soufflait en ouragan et les lames assaillaient la tour et la coiffaient en passant par-dessus la coupole. ; les trépidations étaient telles qu'une cinquantaine de kilos de mercure sur lequel flotte l'appareil optique, afin de faciliter sa rotation, furent projetés hors de la cuve et se répandirent un peu partout. Le feu demeura fixe, faute de mercure, et,  plusieurs glaces de la lanterne ayant été brisées, il s'éteignit, couvert par les embruns. Les gardiens et un monteur d'optique parisien, alarmés et transis de froid, s'étaient réfugiés dans la partie basse de la tour où les oscillations se faisaient moins sentir. Quand on put enfin se porter à leur secours avec un vapeur, ils étaient complètement déprimés, incapable d'aucun effort, les yeux hagards, les lèvres  boursouflées par le mercure qu'ils avaient touché, ce qui fit croire qu'ils étaient atteints du scorbut. Le monteur était tellement affolé que, dès qu'il vit le bateau approché du phare, il se munit d'une brassière de sauvetage et se jeta à la mer, craignant que l'équipage, à cause de la mer trop grosse, ne s'éloignât sans faire la relève.

De telles secousses n'avaient pas été sans ébranler sérieusement les maçonneries de la Jument, mais sur le moment on ne s'en aperçut pas. En novembre 1915, après une tempête d'égale violence, on conçut des doutes sur la solidité du phare, dont le point faible était cette partie un peu mystérieuse des fondations au-dessus de la crevasse du roc. On découvrit que plusieurs joints du soubassement étaient brisés et qu'une énorme pierre de taille avait été écrasée. La nécessité apparaissait dès lors de renforcer le travail que l'on avait eu tant de peine à établir.

En 1916, novembre apporta encore une série noire de tempêtes : les glaces de la lanterne volèrent en éclats ; des anneaux de l'optique lumineux furent brisés et les gardiens, épouvantés sentire la tour bouger. Le superbe ouvrage avait cédé sous les chocs formidables des lames. A la vitesse de 28 mètres à la seconde, la puissance des vagues atteint parfois 60 tonnes par mètre carré. Les fondations lézardées n'adhéraient plus à la roche. La tour elle-même était nettement tronçonnée et fissurée sur tout son pourtour à 8 mètres au-dessus du niveau des hautes mers. L'édifice menaçait ruine ; de toute urgence il fallait le consolider, travail ardu. Le phare fut éteint et on l'évacua. On fit appel, pour diriger les travaux de consolidation à M. Crouton, ingénieur des travaux publics de l' Etat. Le soubassement fut élevé de 4 mètres, afin d'alourdir la base, et entouré d'une couronne de béton armé de 2 mètres d'épaisseur ayant pour but de maintenir la liaison des fondations au rocher. Les deux premiers étages de la tour furent manchonnés intérieurement par un corset de béton armé de 15 centimètres d'épaisseur, et la tour fut ceinturée également d'un solide corset de béton armé de 30 centimètres d'épaisseur sur 6 mètres de hauteur.

Le renforcement du soubassement du phare après l'ébranlement de la maçonnerie

 

Les travaux ayant en vue la rigidité de la tour proprement dite, exécutés assez facilement, furent terminés en 1917. Mais l'élargissement de la base demanda beaucoup plus de temps, toujours à cause de la crevasse du rocher où il fallait, dans cet endroit tourmenté par la houle et le courant qui ne cessent pas, chercher les fondations à trois mètres en dessous du niveau des plus basses mers. M Crouton y parvient et, après sept années de labeur opiniâtre, il quitta Ouessant, son centre d'action, ayant effectué le plus gros du travail de consolidation en sa partie la plus difficile. Le feu brille de nouveau dans la nuit. Mais, tant que les réparations ne seront pas complètement achevées, tout ce qui a été fait demeure à la merci d'un nouvel assaut des flots.

Les maçonneries forment ensemble une masse de 1742 mètres cubes, pesant 4180 tonnes. La construction et l'aménagement ont coûté 713 000 francs, l'appareil optique et la lanterne 100.000 francs et le signal sonore dont le phare est muni 37 000 francs, soit, au total, 850 000 francs. Les ouvrages de consolidation ont coûté plus d'un million, plus cher, par conséquent, que l'ouvrage tout entier. Le personnel comprend quatre gardiens ; chacun d'eux passe un mois au phare et dix jours à terre, trois gardiens étant toujours de service.

D'autres travaux en mer sont aussi en état d'exécution : le futur phare de Nividic, à Ouessant, à l'extrémité de la chaussée de Perm ; les travaux d'aménagement du feu de Corm Carhai, dans les rochers de Portsall ; l'érection de la tourelle de la Plate, dans l'île de Batz ; les tourelles de Basse Gouach, aux abords de Penmarch, enlevées cet hiver, par les vagues, etc.

Le service des phares et balises, que dirige M Babin, ingénieur général des ponts et chaussées, recherche et applique tous les moyens d'augmenter la sécurité de la navigation. Il vient de faire mouiller d'énormes bouées lumineuses, de vrais phares flottants, au grand large des points dangereux de la côte, à l'extrémité de la chaussée du Sein, à l'extrémité de la chaussée des Pierres-Vertes, au Sud des Glénans, etc. Il multiplie les signaux sonores de brume, il installe des radiophares et prépare l'application, à la signalisation des dangers, des inventions de l'ingénieur Loth, dont nous avons exposé ici l'utilisation pour le guidage des navires et des avions dans la brume.

Cet esprit de progrès permet d'entrevoir le moment où, grâce à l'ensemble des systèmes de sécurité mis en oeuvre, les risques de mer seront considérablement réduits.

Le phare de la Jument

 

Raymond Lestonnat